Épisode 36: La distance

21 avril

Il y a quelques années, je faisais de longues sorties. Des 200km en une seule journée. Une fois même, un 300km du lever jusqu’au coucher du soleil. Puis ce mémorable 600km en 34 heures d’affilée. Une épique aventure (dont j’ai fait un récit à l’époque) où j’ai vécu des moments de souffrance, mais aussi de rare bonheur. J’étais pas mal en forme. Je me souviens, un jour, je me suis rendu à Nicolet visiter mes parents. Un aller-retour d’à peu près 220 km que j’avais fait sans difficulté. Ma mère m’avait fait deux gros sandwiches comme quand j’étais ado en ne pouvant pas croire que je retournerais à Racine en vélo. Ça l’énervait. Mon père ne disait rien, mais il s’inquiétait un peu lui aussi, je le sentais. Ils m’avaient dit au revoir tous les deux en me serrant un peu plus fort que d’habitude, ma mère dans ses bras, mon père, ma main.

* * *

Cette semaine, je me suis rendu en auto à Nicolet pour aller marcher avec ma mère. L’autoroute était presque déserte, des messages sur des panneaux nous incitant à ne pas nous déplacer entre les régions. J’ai craint qu’un barrage policier m’oblige à rebrousser chemin. J’ai conduit stressé, en me pensant dans un film ou dans un mauvais rêve. Arrivé à la résidence, j’ai signé avec un stylo désinfecté un papier pour assurer que je n’étais pas à risque de contamination et que je respecterais la consigne de distanciation. Une préposée masquée est allé chercher ma mère que j’ai attendue à l’extérieur, dans la rue. Ma mère, que je n’avais pas pu voir depuis 5 semaines, est sortie; nous nous sommes souri sans pouvoir nous rapprocher.

Nous sommes allés nous promener dans le boisée du séminaire très tranquillement pour profiter le plus longtemps possible du moment. Ma mère, une marcheuse confinée depuis des semaines, s’émerveillait, émue, de la nature. Je l’observais, à l’écart, observer un écureuil, un oiseau dont elle connaissait le nom, un arbre. Nous parlions peu, ce qui n’était pas dans les habitudes de ma mère. Il faisait froid. Nos mains étaient rouges. Nous ne pouvions par nous les prendre pour nous réchauffer.

Nous avons traversé un petit pont jusqu’à un vieux banc de bois ensoleillé qui semblait être là juste pour nous deux, sur le bord d’un étang. Des grenouilles, nombreuses, nous ont surpris de leurs coassements stéréophoniques. Ma mère les appelait d’un sifflement dérisoire et comique. Elle avait apporté un sac rouge qu’elle tenait serré sur elle depuis le début de notre promenade. Elle m’avait préparé un sandwich qu’elle m’a tendu. On aurait dit un geste clandestin, comme en temps de guerre. C’était un geste d’amour.

Nous avons pique-niqué, ma mère et moi, son fils qu’elle a porté dans son ventre, assis de chaque côté du banc, à deux bras de distance, seuls dans ce boisé historique, sous le chant des grenouilles et les grands arbres bicentenaires.

Un tableau absurde, mais beau, de notre époque.

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Samedi prochain, on annonce beau et un peu plus chaud. J’ai décidé que je sortirais pour un 150 km. Je crois que j’ai de nouveau la forme pour la distance. Je vais dire à ma mère d’en parler à mon père demain; il se souviendra peut-être que je suis un cycliste. Ils pourront enfin se voir et se parler…sur l’écran d’un ordinateur.