
15 mai
Ils ont rouvert les CHSLD pour les proches aidants. J’y suis allé cette semaine. J’ai revu mon père. En vrai.
C’était mercredi, en plein cœur des semailles. Dans le Pays Brûlé, la poussière des tracteurs embrumait la plaine. Les cabines émergeaient de leur nuage comme de grandes machines triomphantes. J’étais heureux, mais un peu nerveux. J’ai traversé le pont. La rivière Nicolet avait repris son air de cré fine, son air de dire: nan, nan, c’est moi la plus belle, avez-vous vu mes rives verdoyantes, mes falaises, ma beauté?
À l’accueil de l’hôpital, deux très jeunes et très frêles gardiens de sécurité m’ont accueilli avec un manque d’autorité presque touchant. Voulez-vous vous laver les mains? Deux comparses qu’on aurait dit frais débarqués du Togo ou de la Côte d’Ivoire, pris dans un inconfort aussi gros que la radio accrochée à leur hanche, perdus dans cet hôpital tout blanc et tout crispé. J’ai souri, témoin de cet interrogatoire improbable de l’un d’eux à l’accent prononcé, mais à la voix basse et incertaine questionnant cette madame achalée par son masque, nicoletaine de souche profonde, québécoise de très grande permanence.
Arrivez-vous de voyage?
Han?
Arrivez-vous de voyage?
Non.
Une infirmière, Sophie, est venue nous chercher, la madame et moi. On est allés à la cafétéria pour une mini formation de port de masque, de lavage de mains et de vérification de consentement. Sophie nous a montré comment enlever le masque. Le pointu de son menton, de son nez et de ses pommettes n’avait pas été annoncé par la rondeur de ses yeux. Ça m’a surpris, mais pas déçu. On a remis nos masques. La madame s’est mise à chialer contre la paranoïa autour du virus. Je crois pas à ça ce virus-là, je suis contre ça, je signerai pas ça! Les yeux de Sophie sont devenus encore plus ronds quand elle m’a regardé. Vous n’avez pas le choix madame si vous voulez voir votre mari.
Sophie est allée reconduire la madame à l’étage de son mari malade et perdu qu’elle pourra recommencer à faire manger, à peigner, à laver. Je l’ai attendue près de l’ascenseur, un peu anxieux. Elle est revenue, on a monté, elle m’a amené jusqu’à mon père qui était au fond du corridor. Un beau paquet d’os debout, en train de marcher, sans canne, presque solide. Il m’a vu m’approcher sans me reconnaître. Il a plissé les yeux, méfiant. J’ai parlé haut, avec ma voix que je savais ma voix, avec mes mots que je savais mes mots. Il m’a reconnu. Il s’est mis à pleurer. C’est un braillard. Il pleurait systématiquement à chaque émission de La petite maison dans la prairie.
On est entrés dans sa chambre doucement, je l’ai aidé. Je me suis installé devant lui et on s’est retrouvés, comme avant, à travers le langage. J’ai parlé, expliqué, nommé, articulé, énuméré. Ma voix effaçait mon masque. Il m’écoutait, tentait de ne rien échapper. Le moindre mot étouffé, la moindre interjection bafouillée le déstabilisait. J’essayais d’être précis et fluide.
Puis il a parlé. Il a essayé. Difficilement. Les mots étaient loin, enfouis, absents. Il a tenté de me faire comprendre sa souffrance langagière avec les mots qu’il pouvait, qui venaient. Il usait d’analogies subtiles, parfois de couleurs, de mots-impressions (vent, couvrir, brique) qu’il échappait et rattrapait, de commentaires imagés sur sa propre stratégie, de mots parents, de reprise de fil, de récapitulations surprenantes. On a ri, sans le nommer, de ce méta-langage fragile et fascinant. Puis j’ai été soufflé par la grandeur du moment, la singularité du discours, sa fulgurance artistique. J’ai dit ces deux mots-là: fulgurance et artistique. Mon père m’a fait cet air que je connaissais si bien qui voulait dire que j’en mettais un peu trop puis il est retourné à ses univers hallucinés et inquiets.
On est venu lui porter une collation, un gobelet de crème glacée. Je l’ai regardé en silence déguster avec un plaisir fou et concentré ce sucre béni. Il en a échappé sur son chandail, je l’ai aidé à le nettoyer. Soudain, il a relevé la tête. Heille, as-tu fait ton voyage de vélo dans l’Ouest?
