Épisode 26: Pays Brûlé

16 mars

Je m’en vais voir mon père. À Saint-Cyril, je sors de la 20 pis je pique dans les terres vers le fleuve. La route est droite, les champs sont grands, les maisons pointues. Passé Saint-Zéphirin, après la grande courbe, le paysage s’ouvre sur une vaste plaine complètement dégagée. Juste des champs plats à perte de vue. Des silos au loin. Parfois, par temps clair, l’épine minuscule d’un clocher pique dérisoirement le ciel à l’horizon.

Je pense au virus. Cette infime chose couronnée qui, ces jours-ci, règne sur la planète entière. Je vois le paysage. Parcelles de terre qui percent la neige. Orme au milieu d’un champ. Nuages effilochés dans un ciel immense. Je pense à la beauté qui existe, indifférente à toute chose. À tout danger. Un peu comme mes chats.

Avant de prendre le Pays Brûlé vers Nicolet, je peux distinguer à gauche, sur ce même rang, la maison où mon père est né. Je suis sur les terres de mes ancêtres. Je le ressens. Je ressens cette maison, coordonnée de mes origines. Je ressens le rang. Je ressens la géométrie cartésienne des champs, vestige des premiers temps coloniaux. Je me sens chez nous.

J’arrive au CHSLD. Les portes de l’ascenseur ouvrent. On m’accueille en m’informant que les visites sont interdites à cause du virus. La directive vient tout juste de tomber. C’est pour un temps indéterminé. Je suis là. Je sais que mon père est dans sa chambre, à deux pas, immobile sur sa chaise en train de s’inquiéter d’intrigues d’assemblées ou autres complots de comités. Je ne sais pas quand je pourrai revenir le visiter. Je pense à ma mère. À mes sœurs.

La petite Reine contrôle le Monde.

Une infirmière me permet quinze minutes avec lui. Elle me demande de porter un masque et de demeurer à un mètre. Je retrouve mon père exactement comme je l’avais imaginé. T’arrives-tu de la Commission? Y’a un putsch qui s’organise contre moi…. Il ne peut pas voir mon sourire. Je m’assois devant lui, masqué, sans lui prendre la main.

Je tente tant bien que mal de le rassurer, je lui explique qu’il n’aura peut-être pas de visite pendant plusieurs semaines à cause d’une épidémie planétaire causée par un virus nommé COVID-19. Tout ça avec ce masque qui étouffe ma voix. C’est absurde. J’ai envi de rire. C’est surréel. Pardon papa. Je lui explique en terme presque scientifique -l’aplatissement de la courbe, toute- que ce sont des mesures préventives. Que tout va bien. Je suis conscient de ce qu’il voit. Il me prend probablement pour un putschiste.

Avant de partir, je lui demande pourquoi le rang de son enfance s’appelle Pays Brûlé. Il ne sait pas au début, puis il cherche et arrive, laborieusement, à me raconter. Je saisis. La légende dit que ce nom vient d’un grand feu sous terrain qui aurait brûlé pendant 3 ans au début du 18ième siècle. Cette catastrophe aurait donné sa légendaire fertilité aux terres bordant le rang. On dit aussi que ce feu aurait été allumé par des indiens venus du Nord. Papa relève un peu la tête, il me regarde. Il ne voit plus le masque. Il me fait un sourire en coin. C‘est pas par là que tu t’en vas pédaler cet été?