Épisode 20: Le fils opportuniste

12 février

Je m’amuse un peu avec mon père. À chaque visite au CHSLD, je lui pose la même colle : tu savais que je partais en voyage cet été? Il me regarde par-dessus ses lunettes, toujours avec ces beaux yeux doux. Il ne dit rien. Je sais pas toujours ce qu’il attend. Il me démasque peut-être : tu me prends-tu pour un fou? Ça me fait feeler cheap un peu, mais c’est pas ça. Dans ce silence, il cherche. Il cherche des mots, une idée, un lien. Son cerveau tourne comme un vieux disque dur un peu crispé. Ses yeux s’allument un instant. Oui, tu t’en vas au… Il cherche fort. Je le regarde, sourire en coin. Je le relance. Dans quelle direction? Il agrandit les yeux et me lance fièrement: au Nord! Je me retiens de le féliciter comme un enfant. Je continue le jeu. Je pars comment? Facile. À vélo! Là, je sais que je le tiens. Ma destination? Ça accroche tout le temps. Il regarde en haut, sert les lèvres; il y arrive pas. Je lui donne la réponse. Baie James! Il fait sa face découragée de lui-même. Ça le fait rire. Un vrai fou rire.

En fils égoïste, je profite alors de cette mémoire chancelante pour lui reparler en détails de mon projet. Il l’écoute attentivement, avec intérêt. Comme si c’était la première fois. Il s’ébahit parfois, enfle l’importance de la chose, me félicite ou s’inquiète. J’ai l’attention de mon père à répétition. À 53 ans, je redeviens, à volonté, son p’tit gars. Fier que son père soit fier de lui. Je reçois sa considération, son admiration en double, en triple. Je me paye la traite!

Parfois, quand je le sens plus , je lui révèle ce jeu opportuniste que je me permets avec lui. Je choisis des mots précis, plus rares -il a toujours aimé les mots savants- pour lui refléter sa condition. J’ose (je risque) cette transparence parce que je sais que pour lui, pour ma mère, pour notre famille, la transparence a toujours été une valeur, une façon de vivre. Il rit franchement de mon subterfuge puis devient grave et ému. Je m’en veux. Il le sent et le comprend. Sa voix est tout croche. Je pleure pas de tristesse tu sais. Il me prend la main. Il me rassure.

C’est tout lui, ça.