La pluie

Il faut que je parle de la pluie. 

Assis, à l’écart, sur ma chaise berçante imaginaire, petite chaise sans bras sur laquelle je me berçais à côté du poêle à bois tous les soirs d’hiver de mon enfance, la main sur la clé du poêle que je faisais basculer à tout bout de champ et qui grinçait, manie d’enfant qui gosse, qui exaspère sûrement mon père, et toutes ces chaises, réelles ou imaginées, sur lesquelles je me suis bercé toute ma vie, comme ma mère, comme mes sœurs, comme mes tantes, comme toutes les femmes de la grande famille de ma mère, pas à peu près à part de ça, pas des petits berçages de façade, de politesse, non, des grandes vagues de berçage, des grandes bascules de berçage, du berçage de chaises berçantes faites pour ça, et les hommes aussi, mes oncles, mon grand-père, toute une gang de berceux, tous les jours, jusqu’au dernier, jusqu’au bout, la vie est un bercethon mon ami, je vois mon oncle Bertrand dans la cuisine sur sa berçante réservée, avec ses bottes d’hiver pas ôtées, venu jaser avec ma mère jusqu’à ce que l’eau soit séchée sous ses pieds, je le vois encore, en train de se bercer dans son CHSLD, je vois les vivants comme les morts, sur leur Clément, les pieds à plat sur le plancher en train de se bercer en parlant, en riant, en chantant comme le soir des funérailles de mon grand-père, les 16, tous vivants, en rond dans le salon, à chanter en chœur que Malbrough n’est pas mort car il vit encore, car il vit encore, à se bercer, en avant, en arrière, en parlant, en riant, en chantant, en avant, en arrière, sans s’arrêter, pour se calmer, pour s’apaiser, pour calmer le trop plein, la douleur, le trop, le trop de choses, toujours trop de choses, trop…trop.

Assis à l’écart sur la chaise berçante de mon enfance, il faut que je parle de la pluie.

***

Je regarde l’écran et le clavier qui m’attendent, plus loin, sur la table.  Je veux la voir, l’entendre, trouver l’angle pour dire ce qu’elle me fait, la pluie.

Une image.

Une femme, une jeune femme, les cheveux court, penchée vers l’avant.  Elle pleure.  Elle pleure doucement, les larmes s’accumulent sur les cils, les gorgent, puis tombent une à une, lourdement.  C’est la pluie.  Je n’ai que ça. Cette image clichée.  C’est tout ce que j’ai. 

Je quitte ma chaise berçante, m’approche de mon ordi, enfin calmé, enfin dépouillé, seulement cette image d’une jeune femme penchée qui pleure, ses larmes tombent comme la pluie.  Je n’entends rien. 

Il n’y a pas de son. 

Je suis devant mon écran. Je tourne la tête.  Elle est là, assise sur la chaise de mon enfance, penchée, ses larmes tombent sur le plancher, forment une flaque à ses pieds, elle ne se berce pas. Elle relève la tête, les larmes coulent sur ses joues, elle me regarde, je ne la connais pas, elle me regarde profondément, baisse la tête, les larmes tombent encore, sans s’arrêter. Je les entends. Oui, je les entends.

Ce sont mes doigts sur le clavier.