Épisode 43: Chaleur

29 mai

Il faisait 35 degrés Celsius à 13h mercredi à Nicolet. Le soleil plombait. De mémoire de cycliste, c’est la journée la plus chaude que j’ai connue. Je crois que je n’aurais pas survécu dans les lentes côtes de mon Estrie adoptive. Même sur le plat originel et véloce des rives du Lac St-Pierre, j’ai failli…faillir. La chaleur avait tout pris, même le vent. À cette heure zénithale, je suis parti avec l’ambition de rejoindre la vieille 34 jusqu’à Ste-Eulalie, le village où j’ai grandi. Une ride de 80 km. Je voulais sortir des terres parentales pour passer dans le 11 de St-Eu, entrer dans le pays de mon enfance et de mon adolescence, là où mes racines n’ont rien de toponymiques, mais affleurent, bien réelles, sur les routes et dans les champs. Mon plan n’a pas marché. Moi qui supporte bien la chaleur d’habitude, j’ai dû revoir à la baisse mon kilométrage: l’eau -chaude!- dans mes gourdes baissait trop vite puis un petit mal de tête est apparu. J’ai fait sagement demi-tour pour me ravitailler et ne pas trop m’éloigner.

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Au CHSLD, plus tôt, j’avais parlé à mon père de ce projet de rouler jusqu’à Ste-Eulalie. D’habitude, évoquer cet endroit où il a connu ses plus belles années d’agriculteur l’allumait, le replaçait dans la réalité. Mercredi, par contre, ce qui le turlupinait a eu préséance sur ses beaux souvenirs. Il avait eu une dure semaine parce que des incompétents l’avaient nommer Premier Ministre du Québec. Il en était bien découragé. Peux-tu me dire comment on a pu manquer assez de jugement pour nommer un gars comme moi, sans notoriété, Premier Ministre? Je lui ai dit qu’on avait dû faire des recherches et s’apercevoir qu’il avait été un homme d’une sagesse hors du commun. J’ai eu l’impression, une seconde, qu’il avait pigé mon humour et même tout l’absurde de la situation. Peut-être pas. En tout cas, on s’est mis à rire comme des malades, tellement que j’ai pensé que des gouttelettes allaient traverser mon masque.

Quand la préposée est arrivée pour le mettre en communication vidéo avec ma mère en plaçant la tablette devant lui, il a repris son sérieux. Il s’apprêtait à donner une importante conférence de presse. Je l’ai senti nerveux. Il devait livrer la marchandise. Ma mère est apparue à côté de ma sœur.

(Ma mère a quitté sa résidence, elle a eu besoin de liberté. Elle a eu besoin… Ma sœur l’accueille chez elle. Sur l’écran, elles sont belles dans le soleil, sous les arbres. Mon autre sœur est là, en médaillon, c’est elle qui organise ces rencontres vidéo; c’est la personne répondante, le lien entre les résidences et la famille. Elle est là.)

Dans sa conférence de presse, mon Premier Ministre de père a eu du mal à prendre la parole, ma mère prenait les devants, les mots arrivaient trop tard, le fil se perdait. Mais quand il a pu, en homme conscient de ses responsabilités, puisant dans des ressources enfouies, il a plongé. Tout le monde s’est tu. Tout est revenu, les mots, le débit, l’éloquence. Un discours d’une clarté et d’une justesse parfaite. Un discours de circonstance en plus. Adressé à la famille. Un discours sur l’homme qu’il a été, réservé, parfois étouffé, mais épris de liberté, de vérité et encore capable d’amour. Peut-être le plus beau discours jamais prononcé dans toute l’histoire du comté de Nicolet. Il avait livré! Un long silence improbable. Ma mère pleurait. La préposée pleurait à s’en essuyer la visière. Mon père pleurait de voir ma mère pleurer. Nous étions ensemble. Tous les cinq ensemble.

La préposée est partie avec sa tablette. La conférence était finie. J’ai senti que mon père était fier de sa performance. Avant de quitter, je lui dit que François Legault reprenait les commandes, qu’il avait fait son devoir, qu’il pouvait se reposer. Bye p’pa, à mercredi! On ne s’est pas pris dans nos bras

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Après mon ravitaillement, je ne me suis pas trop éloigné, j’ai pris le bord du fleuve. J’ai passé par le rang des Soixantes. J’ai poussé. Petit vent de dos. J’ai fait un top 10 sur 130 cyclistes, premier dans ma catégorie d’âge (voir Strava). Quarante et un de moyenne avec un gros Kona gravel. Pas pire le vieux!

Je me suis rendu ensuite au Port St-François. Je me suis arrêté sur une petite plage. J’ai descendu de mon vélo. Le paysage était tropical, on se serait cru au Mexique. J’ai pensé à mon chum Simon qui devait venir me rejoindre à Radisson en juillet. J’ai pensé qui fallait que je l’appelle…

Le fleuve s’ouvrait à l’ouest sur le Lac St-Pierre, à l’est, la voie maritime se profilait clairement. C’est le route d’où je viens. C’est ce que je suis. C’est ce que nous sommes.

J’ai remonté sur mon vélo et repris vers le sud.

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Le voyage à la Baie James est reporté, je ne rencontrerai pas le carcajou cet été. Je suis en paix avec la décision. Je prends une pause d’écriture. Je reviendrai. C’est une promesse…