Épisode 33: La courbe

6 avril

La courbe est une ligne douce et paisible qui invite aux caresses et aux baisers. Elle crée des ombres chaudes et voluptueuses, des instants de désir. La courbe fait courir la lumière sur les choses qui se révèlent peu à peu; elle réveille les mondes en douceur. La courbe fléchit le temps et l’espace qui s’engouffrent au final dans un mystère noir et vertigineux.

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Pour un cycliste, la courbe (la côte) est un obstacle. C’est une ligne fuyante et trompeuse qui déjoue les perceptions, sape les efforts et brûle, à perte, les énergies. Il faut savoir lire et apprivoiser ses pièges pour pouvoir la franchir sans y laisser toutes ses forces.

Par exemple, la pente, vue de loin, peut paraître abrupte ou au contraire très allongée. La réalité, souvent, est inverse: la pente perçue à pic deviendra, sous la pédale, un faux plat assez facile et la pente douce anticipée s’avèrera une longue côte plutôt casse pattes. Dans les deux cas, la gestion de l’effort, en amont, risque d’être défectueuse: trop en garder pour une pente facile ou trop en donner pour une pente raide. Ce sont de subtils détails du paysage qui, avec l’expérience, nous informent sur le relief réel.

Une autre méprise peut survenir au pied même de la pente. Il ne faut pas arriver en fou et sprinter comme si l’erre d’aller allait nous monter jusqu’en haut. La pente est dominante et agressive, c’est elle qui attaque, toujours très tôt, droit dans les jambes. Se précipiter en son creux, c’est pédaler à sa perte et être sûr d’arriver en haut exténué et presque immobile. Il faut s’approcher de la pente déterminé et valeureux, mais avec une certaine douceur comme pour monter un cheval farouche. Puis une fois bien en selle, là, il est temps de montrer ses qualités de guerrier.

Il y a finalement l’illusion permanente de sa fin proche. La courbe est un paradoxe: sa forme même court à sa fin, sans fin. C’est souvent ce que l’on éprouve à mi-chemin dans la montée: on voit le paysage de l’autre côté se dévoiler, le début du plateau apparaître pas si loin. Encouragé, on redouble l’effort. On est trompé. Le sommet est encore loin, les pourcentages encore très actifs, le plateau beaucoup plus long qu’on l’anticipait. Ça ne finit plus. On bascule, vidé, peut-être hypothéqué pour le reste de la journée. Il faut respecter la pente tout du long et garder en réserve des cartouches pour la surprendre (la tromper) au pic en demeurant en forme et discipliné dans la descente…

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La courbe est peut-être un pont entre la rive poétique et la rive matérielle de notre monde. Est-elle aussi un passage entre le passé et l’avenir, le symbole d’un changement? Peut-être.

À l’époque, je ne respectais pas la courbe…😉