Le référendum avait été perdu de justesse, on avait enfoui pour toujours notre tristesse, ce soir-là, dans les yeux de Dédé Fortin qui l’avait accueillie sans ménagement. La vie continuait malgré tout, ce projet n’était peut-être qu’un rêve poétique finalement.
La poésie, c’est du vent?
Cette grande défaite allait-elle faire tourner ma chance? Ma vie « glorieuse » auprès des enfants était-elle menacée? La précarité allait-elle me rattraper, m’installer dans la pauvreté?
Au bout du compte, c’est l’argent qui parle?
Je ne m’en faisais pas plus que ça, j’avais laissé pendant des semaines ma pancarte du Oui affichée sur ma façade, je continuais ma petite vie heureuse de remplaçant; c’est elle qui s’affirmait, ma vie. Et puis, j’étais en couple. J’avais réussi à me patcher le cœur tant bien que mal, le placer sur une track pas trop cahoteuse. J’apprivoisais le manque de rien.
Ma chance n’allait pas s’arrêter là.
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J’avais trente ans quand j’ai connu Racine. J’y ai été engagé comme enseignant au préscolaire dans la foulée des milliers d’ouvertures de postes lors de la création de la maternelle à temps plein en 1997. Un poste déjà! Une classe de maternelle! C’était exactement ce que je voulais. Nous étions tous nouveaux dans cette petite école de village. Une équipe nouvelle, choisie par Lise, notre directrice, une femme magnifiquement compétente, magnifiquement intelligente qui savait que nous formerions un groupe soudé, dynamique et drôle dans un milieu et des enfants que nous aimerions et qui nous aimeraient. Elle avait raison : ce fut un coup de foudre professionnel.
Pourtant, les tout débuts avaient été presque catastrophiques. Dès la fin de la deuxième ou troisième journée, dans la confusion des communications concernant le transport des enfants (c’était la première année que les petits partaient dans le même autobus que les grands), on avait perdu une enfant de ma classe, débarquée à la mauvaise adresse. Dix minutes d’angoisse sans nouvelles, dix minutes où je voyais, aux premiers jours, l’accomplissement parfait de mon cheminement personnel et professionnel s’effondrer. Je me sentais responsable, j’aurais dû mieux informer le chauffeur, mais est-ce que c’était à moi de le faire? Finalement, très vite, l’enfant avait été retrouvée en sécurité avec sa mère. J’étais bouleversé. Lise m’avait tout de suite épaulé. Tu appelles les parents, t’enquiers de l’état de ton élève, exprimes tes regrets avec sincérité, assures que des mesures seront prises pour que cela ne se reproduise plus. Et tu laisses ça derrière toi! J’avais senti sa confiance intacte. Ç’avait marché, elle avait vu juste. Les parents avaient compris la situation et continué, eux aussi, de me faire confiance. Je ne suis pas resté accroché à cette affaire, mais je n’ai plus jamais toléré le moindre doute à propos du transport des enfants en fin de journée. Passée cette épreuve, une sorte de grâce enveloppa mon séjour dans cette école.
Je crois que je pourrais nommer chacun et chacune des 32 élèves (16 chaque année) que j’ai eu à Racine de 97 à 99. Je pourrais décrire leur personnalité, identifier leurs forces et leurs faiblesses et si j’étais fort en dessin, faire leur portrait de mémoire, capter un instant de leur âme profonde.
Ces élèves m’ont marqué particulièrement, je me demande pourquoi.
J’idéalise les deux années que j’ai passées à Racine, les deux premières de ma carrière de prof de maternelle. C’est peut-être parce que je m’y suis projeté, pour la première fois, dans l’avenir. Le déraciné que j’étais avait trouvé Racine. Un jeu de mots toponymique facile, mais si vrai. Je me suis vu passé le reste de ma carrière dans cette école, avec ces filles belles, drôles et intelligentes, avec ces enfants vivants et allumés, avec ces familles accueillantes.
J’y suis resté deux ans. Seulement. J’ai été arraché à cette école en 1999. J’étais sur le bord d’obtenir ma permanence, mais non, ce mot n’était pas encore pour moi. Quelqu’un de plus ancien avait pu prendre ma place. Quant à moi, j’ai été pris par surprise, la vision d’avenir que j’avais eue s’est embrouillée.
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La permanence, ça existe?
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Le Québec n’est pas encore devenu un pays. Le sera-t-il un jour? Les temps sont à la guerre, les pays s’arment. On ne connait pas l’avenir.
J’aurai très bientôt fini d’écrire ces mémoires.
Il faudra que je parle de ma mère.